T É M O I N S

Transcriptions de témoignages oraux inédits

Sources

Sigle

Titre

Charbonnel
 
rtf (1954)
Érik Satie
par 
Georges Charbonnel
L’Inconnu
 
france culture (1965)
Érik Satie, l’inconnu d’Arcueil
par Sylvie Albert
Gdm
(1-2)
france musique (2014)
Les greniers de mémoire, Erik Satie
par Karine Le Bail
Saga
(1–5)
radiofrance / francemusique (2025)
Érik Satie, le Gymnopédiste
par S. de Ville

Costume de la Belle Excentrique

Eh bien, en effet cette lettre [de Satie du 15 août 1920] m’a bien été adressée, d’ailleurs ça devait être le contrat que Satie m’a fait, n’est-ce pas. C’est lui qui a eu l’idée de faire La Belle Excentrique, une charge, une parodie, si vous voulez, de la femme moderne. Je dois vous dire que j’étais tout à fait la femme pour faire ce rôle. „J’écrirai la musique seulement, vous jugerez selon la manière dont vous voulez vous costumer” et tout ça. Alors, ça a été l’histoire des costumes: terrible! Il était partout avec moi. Chez Poiret, alors chez Poiret, ah non-non, oh non-non, pas de turqueries, pas de ça..., évidemment, il avait raison! j’aurais voulu que, vous voyez... c’était inénarrable! Satie chez le grand couturier! Alors, je lui ai dit: „Écoutez, Satie, nous allons inventer le costume tous les deux.” Il m’a dit, „Il vaut mieux demander à Jean.” Alors, Jean Cocteau. Et c’est donc Jean Cocteau, qui a dessiné le costume. Qui a choisi les couleurs? Alors, Cocteau. „Voilà, tu vas avoir un corsage très collant qui s’arrêtera jusqu’au bout des seins. Tu auras un col montant avec des baleines et des manches longues, très pointues s’avançant jusqu’au bout des doigts. Bien. Tu seras décolletée à la base des seins jusqu’en [rire] en partie”. Alors, je voulais pas –„Mais c’est ridicule!” –„Si, si, si!” Cocteau a dit, „oui, ça sera bien, et puis je descendrai la robe même plus bas.” Alors, j’avais tout le ventre à nu. La jupe, c’était une série de volants de toutes les couleurs en tulle. Et j’avais des chaussures en diamants. Et un masque. J’avais une queue pied-de-raie et une plume qui partait du bas des hanches et qui finissait en point d’interrogation au-dessus de la tête, gigantesque. (L’Inconnu 2h 1' 42")

La première et fameuse représentation de Parade

Bien sûr. J’y étais. J’étais à peu près à toutes les répétitions. Ça veut dire que je n’ai manqué ni la générale ni la première. Le scandale fut assez vif, surtout dans le public des loges. Mais le plus scandalisé de tous était Erik Satie, qui n’aimait pas entendre le clapotement des machines à écrire, qui ne figuraient pas parmi les instruments de son orchestre, et au sujet desquelles il s’était chamaillé durant toutes les répétitions avec Cocteau, qui, lui, les voulait absolument avoir, non seulement une machine à écrire, mais toute une batterie de machines à écrire. Et à la fin des fins, Diaghilev lui a trouvé un instrument qui n’avait rien de commun avec la machine à écrire, sauf qu’il amplifiait le son d’une machine à écrire, et celui-ci étouffait un peu, par moments, la belle musique de Satie. [Q Apporta cet événement quelque chose à la gloire de Satie?] Oui, sûrement, parce que jusqu’à ce moment-là, Satie était presque l’inconnu qu’il est redevenu depuis sa mort. Il n’y a qu’en Amérique où, réellement, on le joue plus que jamais actuellement. Il est rare d’entendre du Satie en France. [Satie: „Il est regrettable de voir des artistes user de la réclame. Pourtant Beethoven n’a pas été maladroit dans sa publicité. C’est elle qui l’a fait connaître, je crois.“ cité par PDT, p. 39] C’est bien l’esprit de Satie. Mais à cette époque-là, il était tout triste également de voir que Paris était recouvert d’affiches annonçant Parade, ballet de Jean Cocteau, et où son nom de musicien ne figurait pas. (Gdm 1/39'40")

Un Odysse qui fait du stock

Il avait si peu l’habitude de recevoir des chèques, que je crois même que c’était le premier de sa vie. Dès six heures du matin, il était chez moi me suppliant de bien vouloir l’accompagner à la banque de Rolf de Maré pour toucher ses vingt-cinq mille francs; je dis „écoute, mon vieux, il est six heures et le quart, on va prendre un bon café, on va l’arroser, un va prendre des croissants, on a le temps. Les banques, ça n’ouvre pas avant neuf heures du matin, n’est-ce pas?” À neuf heures, heure légale de l’ouverture des banques, nous sonnons, une petite porte s’ouvre, nous traversons le jardin, nous entrons dans la banque, nous nous présentons au guichet, et en moins d’une demi-minute, en vingt secondes, en quinze secondes, en dix secondes, le temps que Satie dise „merde”, il avait ses 25 billets. Alors nous sortons de là, Satie souriant d’une oreille à l’autre – je ne l’ai jamais vu aussi heureux – et moi, plein d’inquiétude, me disant, mon pauvre vieux, maintenant il s’agit de traverser tout Paris de l’avenue George V à la gare de Sceaux pour mettre Satie dans son train, qu’il rentre chez lui, et autant que possible, sans avoir claqué les vingt-cinq billets. Et pendant ce moment-là, j’établissais l’itinéraire pour l’emmener jusqu’à la gare du Luxembourg, me disant bien, on va descendre les Champs-Élysées par les bosquets, il n’y a pas de bistrot, nous allons sur la Seine, il n’y a pas de bistrot, on va arriver jusque... au Pont Neuf ou même au Pont Saint-Michel d’où ça va – je vais le vous dire – être scabreux. Enfin, nous partons, traversons les bosquets et les Champs-Élysées, on longe la Seine, et arrivés à la hauteur du Châtelet, il y avait le bureau de tabac du Châtelet... où Satie avait eu autrefois l’habitude d’aller manger une choucroute, devoir de quatre-cinq-six demis, et d’acheter encore une fois un paquet de crapoules roses[?], ce que nous avons fait – impossible de découper. Nous avons mangé la choucroute, nous avons bu une demi-douzaine de demis chacun, et il a acheté, il a acheté... – ptchouk – cent paquets de crapoules roses. Avec ça il était midi et demi, une heure moins le quart. Et alors, nous avons traversé le pont, l’autre pont, la Cité, la place Saint-Michel, et je lui ai fait prendre le côté rive droite, le trottoir de droite du boulevard Saint-Michel, parce qu’il y a moins de bistrots qu’à gauche. Mais à gauche, il y avait un chemisier, un chemisier dont j’ai oublié le nom, chemisier moderne, genre cent mille chemises, où Satie s’est précipité en me disant „Oh mon cher, du moment que j’ai du fric, je vais m’acheter des faux-cols. Car c’est la seule boutique qui vend encore les faux cols que je portais autrefois quand j’étais pianiste au Chat Noir.” Alors, nous sommes allés, nous sommes allés vers l’entrée, traverser la chaussée pour l’entrée de cette chemiserie, où avec beaucoup d’insistance et beaucoup de précision Satie a expliqué le genre de faux-cols qu’il désirait. On en a trouvé: C’était un modèle qui ne se fabriquait plus. Il en restait douze, treize cartons de douze, il achetait tout le stock, c’est-à-dire: douze douzaines ou seize, dix-huit douzaines de faux-cols. Nous sommes sortis de la boutique, Satie portant un paquet phénoménal, composé de douze à dix-huit boîtes de faux-cols de douze chacun. Et heureux comme un roi je suis rentré chez moi, vous disant que j’ai réellement sauvé de la misère Satie qui rentre chez lui avec... ses vingt-cinq billets presque intact! (Charbonnier 41' 1" )

Conversation avec Francis Poulenc

Jean Cocteau: C’était un homme inénarrable. Francis Poulenc: Oui! Cocteau: il était à la fois d’origine écossaise et de Honfleur, il avait toujours un parapluie sur le bras, il détestait le beau temps, il n’aimait que la pluie et la boue, et il avait un tour d’esprit de ronfleur. Intervieweur: Mais il croyait en lui? Poulenc: Mais bien sûr qu’il croyait en lui. Cocteau: Oui, mais tout en se moquant de lui-même. Poulenc: Oui, avec une modestie extraordinaire. Cocteau: Ces titres qui ont beaucoup fait rire étaient simplement des titres qui l’opposaient aux cathédrales englouties, etc., aux titres impressionnistes. Poulenc: D’ailleurs, chaque titre, n’est-ce pas, chaque titre de Satie, très souvent, ça paraît une pure folie, mais c’était en réaction contre quelque chose. Cocteau: Oui, c’est un Narcisse qui ne voulait pas s’admirer dans l’eau. Poulenc (rit). Intervieweur: Et au point de vue social, comment était-il? Comment se comportait-il vis-à-vis de cette société bourgeoise? Poulenc: Mais il se comportait en homme très bourgeois. Cocteau: Vieux bureaucrate. Poulenc: Vieux bureaucrate, voilà. Cocteau: Petite barbiche blanche, parapluie, chapeau melon qu’il ne quittait jamais, par-dessus qu’il ne quittait jamais non plus. Il venait me rendre visite tous les matins. Intervieweur: Et est-ce qu’il faisait des farces ? On a beaucoup parlé des farces dans Satie. Poulenc: Non, jamais, jamais. Cocteau: Non, il écrivait des cartes, des cartes qui pouvaient être comique. Poulenc: il écrivait des cartes comiques, mais lui-même, jamais, jamais de raconter une histoire drôle, jamais. Cocteau: Il reste une écriture de vieux chinois. Poulenc: Et, non, ça c’est... Il vous écrivait des choses drôles. Intervieweur: Et comment travaillait-il? Poulenc: Nous ne savons pas. Cocteau: Personne ne l’a jamais su. ???: Nous ne savons pas. Cocteau: Quand il est mort, on a retrouvé toutes les lettres qu’il avait reçues, tous les paquets qu’il avait reçus, non ouverts, sous des poussières effrayantes. On a retrouvé ça par couche, comme on retrouve les monuments en Grèce. Poulenc: Oui, c’est ça. (Saga 5)

Amélie Bidault: Satie à la maison

Il aimait beaucoup les enfants. Quand il voyait des enfants dans la rue, les enfants criaient: „Bonjour Monsieur, bonjour Monsieur Satie!” Alors il caressait les enfants, il était très gentil. À l’âge de sept ans, je demeurais 22, rue Cauchy avec monsieur Satie, avec mes parents. Alors, je le voyais sortir de chez lui, souvent avec son broc, il allait chercher son eau, et il chantonnait tout le long du couloir. Et alors il nous disait: „Bonjour, tous les enfants”, puisque nous, on était beaucoup dans la maison. [Q Où habitiez-vous exactement?] à trois portes de chez lui. [Q A quel étage?] Au deuxième étage. Et alors, il allait chercher son eau dans la cour, parce qu’il n’y avait pas d’eau dans la maison, ni électricité. Et il allait chercher son linge chez le blanchisseur. Il était toujours bien habillé avec un costume bleu marine, puis il avait un beau faux col. [Q Et puis un parapluie?] Ah non, je ne l’ai jamais vu avec un parapluie. [Q Alors vous vous souvenez d’Erik Satie, il avait donc environ quarante ans?] Oui, quarante ans à peu près. Vers l’âge de onze-douze ans, il fréquentait le patronage laïque, et il nous faisait danser avec tous les enfants, et je me rappelle, on dansait la Troïka, le Pas des patineurs, et puis le Quadrille. [Q Et Satie était au piano?] Au piano, et il chantonnait en même temps. Et il y avait un professeur de danse. Alors, on dansait tous en rond, la polka, la valse, enfin, tout ça. [Q Personne ne rentrait de chez lui, n’est-ce pas?] Jamais, personne ne rentrait. (L’inconnu 54'52")

Camille Bidault: Arcueil rural

J’y suis né, en ’98. Je suis donc un enfant du pays. Arcueil village comprenait deux petites agglomérations, et c’était tout à fait la campagne et cinq ou six fermes, et Cachan également, il y en avait une, très grande. Il y avait des fermes avec terres, il y avait des fermes où il n’y avait terres, c’est-à-dire des gens qui nourrissaient des vaches, on les appelle, du reste, nourrisseurs, lesquels livraient du lait à Paris ou aux communes proches en voiture. C’était une ville aussi, où il y avait énormément de blanchisseurs. C’était en somme Arcueil-Cachan qui blanchissait Paris, n’est-ce pas. Et puisqu’on parle d’Arcueil village, j’ai connu, moi, les laveuses au bord de la Bièvre, qui rinçaient le linge, qui lavaient le linge en baquets au bord de la Bièvre, avant 1914. Puis, ensuite de ça, il y avait la fameuse ferme avec des terrains d’horticulture(?), et une qui, en somme, était très grande, c’était la ferme de M. Quiru. Et tous les ans, il y avait une meule de blé qui s’envolait. Et tous les enfants du village courraient derrière les pompiers et la pompe à bras pour aller éteindre cette meule de blé. Quand je suis arrivé, il était trop tard: Il n’y avait plus d’eau, il n’y avait plus de blé [ricanement]. Il arrivait également fréquemment que les cinéastes de l’époque venaient tourner des films en plein air. Et un, dont je me rappelle très bien c’était „L’attaque de Russie”. Dans le défilé d’une carrière assez ouverte, j’ai vu Napoléon à cheval avec son armée et les Autrichiens et Polonais qui descendaient des talus pour fusiller les soldats français – à Arcueil, évidemment. (L’inconnu, 4'7")

Maria Caudron: Un client généreux au tabac

[Q Vous avez bien connu M. Erik Satie, et je crois que tous les ans vous aller sur sa tombe, et vous y allez en souvenir d’un client...] Oui, parce que j’étais dans un bureau de tabac chez mon oncle, et il avait l’habitude de venir de temps en temps chercher des cigares et prendre l’apéritif. Nous l’appelions le Monsieur au Porto, parce qu’avant la guerre de ’14, le porto n’était pas à la mode. Et la première fois qu’il est venu, il a demandé un porto; le garçon est arrivé à la caisse en demandant „Est-ce qu’il y a du porto chez vous?” Alors mon oncle est descendu à la cave et dit: „Je ne sais pas”. Il a cherché, et il a trouvé une vieille bouteille de porto qui était restée dans un coin, et on la mettait de côté. C’était lui qui vidait les bouteilles de porto quand il venait; il n’y avait que lui qui en buvait. Il était très généreux! Très, très généreux! À cette époque l’apéritif coûtait 35 centimes sur table, il donnait toujours 50 centimes au garçon. [Q Et quand il choisissait ses cigares?] Il les choisissait avec délicatesse. Il les regardait, et ceux qu’il avait choisis, il les prenait délicatement, et il nous payait avec un beau sourire. Il était très courtois. Il était distingué. Il était toujours très bien mis. Il était toujours vu avec son chapeau melon, en veston, toujours son parapluie ou sa canne sous le bras. Il se mettait dans un petit coin et il observait énormément. À ce moment-là, nous ne savions pas qui il était. Il sortait de l’ordinaire, pour nous. Ce n’était pas le même genre de clientèle que nous avions, et on se demandait ce qu’il pouvait bien faire? Quel était son état, sa situation? Comme il observait beaucoup et puis que, de temps en temps, on le voyait prendre des notes, [coupure] les fraicheurs sur ses manches, on l’aurait pris plutôt pour un écrivain. (L’Inconnu 22'35" )

Le pâtissier de Satie

Eh oui, y a un peu d’souvenir... J’ai beaucoup connu Satie, d’abord pour un homme qui me paraissait un peu bizarre, par son caractère et en plus de ça, l’homme qui n’avait pas beaucoup de moyens, et je me suis souvent posé la question, je me suis dit: „On lui dit énormément de qualités musicales, mais ça ne va pas lui rapporter beaucoup.” Voilà ce que j’pensais souvent. Je connaissais bien Satie, pour le rencontrer, pour bavarder avec lui, souvent, et j’ai eu l’occasion de l’avoir comme client, parce que je crois que – d’après amicalités pâtissiers, j’avais su l’attirer aussi un peu par mes friandises – qu’il était assez gourmand. Un petit fait entre parenthèses: Quand il était en finance, eh ben, il s’achetait un Saint-Honoré à lui tout seul. J’ai un tout petit souvenir. Pour moi, j’ai eu cet homme comme client, comme voisin, direct, pour avoir trinqué souvent avec lui, pour avoir une certaine admiration pour lui, sans trainer surtout la musique. Il m’était sympathique. Il m’était sympathique. J’ai connu beaucoup de gens qui l’ont connu et qui en ont dit beaucoup de bien. Je crois qu’il était très aimé, très estimé, non pas que les gens d’Arcueil savaient ses qualités musicales, ils n’y connaissaient pas grand-chose, à part quelque personnes peut-être, mais on l’estimait au point de vue de l’enfance. En cent les contes: qu’il s’en occupait, et qu’il a revoulu, qu’il est reparti de... Pour moi, je vous dis, que ça c’est borné là. Je connaissais bien Satie, je bavardais avec lui, je l’ai connu quand il est arrivé à Arcueil, je ne peux pas dire que j’ai cherché à pénétrer l’avant-[g]arde dans sa vie. Mais enfin, je le savais, je le connaissais, je bavardais avec lui, c'était mon client aux Saint-Honoré, et puis, c’est tout. C’est tout, j’ai continué à vivre en bonne intelligence avec lui, c’est tout ce que je peux dire, jusqu’à la fin de sa vie. En principe, c’était un chic type qui me plaisait beaucoup, moi. (L’Inconnu 1 h 25’ 43" )

Le Piège de Méduse

Je connais bien le „Piège de Méduse” car il a été écrit pour le salon de mes parents et représenté pour la première fois dans ma famille, et je jouais personnellement le personnage de Méduse. C’est une pièce, évidemment, très énigmatique même pour les amis et les confidents de Satie. Il y a peint, sous différents aspects, certains personnages, certains tics. Il y a donné cours à cet humour si particulier, car l’humour de Satie avait deux clés: Il y a la clé française: Il était de Honfleur, il était le contemporain d’Alphonse Allais, ça, c’est ce qu’il y a de plus visible et c’est par-là d’ailleurs que Satie passe le plus souvent pour un mauvais plaisant. Il y a ce que je veux appeler, sans jeu de mot, la clé anglaise – vous savez que sa mère était anglaise – et qui, pour moi, nous ouvre le trésor de Satie. Cet humour particulier, qui pourrait s’appeler, selon, je crois, l’expression d’un philosophe, Monsieur Jankélévitch, le „conformisme ironique”. Le baron Méduse est un personnage qui devient assez terrifiant dans la farce et qui se trouve en présence de tous les conformismes dont Satie a pu souffrir mais dont il a eu la grâce de sourire. De là cette façon d’amener la question la plus saugrenue, la plus absurde dans une atmosphère de quiétude bourgeoise. La pièce est très difficile à comprendre à cause de cela. Elle est une peinture de Satie lui-même à travers ces personnages et il y a quelqu’un, je le dis en toute humilité d’acteur amateur, il y a quelqu’un qui a donné au personnage du baron Méduse une ressemblance terrifiante avec le peintre, qui a identifié le modèle et le peintre, c’est notre ami Sauguet. Sauguet a incarné le baron Méduse d’une façon proprement terrifiante et merveilleuse. (Charbonnel 22' 30")

Connaisseur de tout Paris

Pendant presque trois ans, il venait nous trouver, ma femme et moi, à huit heures du matin, exiger qu’on se lève immédiatement, surpris qu’on ne soit pas déjà en bas du lit. Il nous attendait au dôme, n’est-ce pas, ou à la Rotonde, et puis, il fallait alors commencer la longue randonnée à travers Paris, ponctuée bien entendu par des verres de bière et de kriek. Entre parenthèses: Il avait eu une sainte horreur à l’idée d’être présenté à ma femme, mais quand il a su qu’elle était écossaise, comme sa mère, et quand il avait vu qu’elle buvait de calvados autant que lui, leur amitié a été tout à fait durable. Nous faisions de ces randonnées à travers Paris, qui étaient, je dois dire, merveilleuses, en ce sens que Satie connaissait TOUT Paris, tous le vieux Paris: Devant telle ou telle maison il nous disait, voici ce qui s’est passé là, à tel époque. Notre amitié a été merveilleuse, et nous n’avons jamais eu, en tout cas, lui et moi, une ombre dans notre amitié. [Q Il arrivait à 8 h du matin, et il repartait quand?] Eh bien, comme je vous l’ai dit précédemment, vers une heure et demi, deux heures la nuit. Alors, quelque fois, quand il nous annonçait, qu’il ne dînerais pas le lendemain, [ricanement] ça nous faisait bien un petit soupir de soulagement. Ce n’était peut-être pas très gentil, mais on pensait, bon, on se couchera un peu de bonne heure, on boira un peu moins de bière, moins de calvados. On n’ira pas jusqu’à Sceaux, pour redescendre après jusqu’à la rue des Petits-Champs. (L’Inconnu 1h 34' 2")

Maladie et conversion de Satie

Oui, certains de ses amis, les plus chers, n’est-ce pas, ont vu qu’il ne pourrait plus se défendre là-bas tout seul. Bien que nous ne connaissons pas le taudis dans lequel il habitait, et dont chacun ne[?] devait avoir la révélation qu’après sa mort seulement. Jean Wiéner a pu le décider à venir habiter le Grand Hôtel, place de l’Opéra, dont Satie ne paya pas la chambre. Mais Satie, je l’y ai vu, restait toute la journée habillé avec son melon sur la tête, son parapluie entre les jambes, et ne voulait pas bouger. Finalement, Braque a décidé que l’on emmènerait dans un hôtel dans la rue Delambre, parce qu’il préférait tout de même Montparnasse aux Grands Boulevards. Et là, il restait très peu de temps, un médecin a dit, qu’il fallait absolument aller à l’hôpital. Je me suis trouvé là le jour où Braque est venu avec une voiture pour l’emmener à l’hôpital Saint-Joseph. [Q Beaumont et Maritain...?] Oui, Jacques Maritain s’est occupé sur un autre plan, et dois dire que j’ai servi de truchement presque involontaire à une... je ne dirai pas manœuvre, c’est un mot que je ne voudrai pas employer. Mais enfin, il n’en reste pas moins que Satie était un homme, qui ne croyait pas. Et Maritain m’a demandé de le voir. Il l’a vu. Satie a été très touché de sa première visite. Ensuite, Maritain est revenu avec un vieux curé dont on disait, qu’il faisait des miracles. ([à côté:] Ils en font tous.) Il était curé à la Courneuve. Alors, la chose un peu comique, sans doute, la dernière dans cette chambre d’agonie, est que ce brave curé de campagne, à qui Maritain avait dit: „Vous allez avoir affaire à un musicien”, n’avait évidemment pas compris, qu’il s’agissait d’un compositeur, et est arrivé en lui disant (j’étais témoin): „Halo, mon brave homme. Vous jouez dans un orphéon?” Et Satie a caché sa malveillante bouche pour rire seul. Satie a accepté l’orphéon, il a accepté le reste. Je ne crois pas qu’il y ait eu là, comme on l’a pu suggérer, une dernière farce de Satie. Mais je crois au contraire à toute sa loyauté, à ce moment-là, même si je ne partage pas. (L’Inconnu 2h 24' 12")

Le chemin à l’Hôpital Saint-Joseph

Nous avions la possibilité d’avoir une chambre pour Satie. Une chambre très confortable, très normale, où il était assis en face d’une armoire à glace à se contempler toute la journée, ce qui était un peu exaspérant pour lui. Il détestait cette chambre. Il avait fait un travail extraordinaire: Il y avait une ficelle qui partait de son fauteuil, qui actionnait la porte, de façon à ce qu’il ne se lève pas pour ouvrir la porte si quelqu’un frappait à la porte. Et puis un beau jour, il a disparu du Grand Hôtel. Nous l’avons recherché, et on a fini par trouver sa trace dans un petit hôtel à Montparnasse. Là, nous l’avons trouvé avec 42 [de] fièvre, [on a] fait venir un docteur. Je crois qu’il n’avait jamais vu de docteur de sa vie. Et il s’est agi de l’hospitaliser. Ils sont partis avec lui en ambulance. Quand nous sommes arrivés devant l’église de Vaugirard, là où il y a la grande brasserie, Satie a dit, si on descendait, prendre un bock. Donc, il avait son esprit même dans ces conditions. Et nous sommes arrivés à l’hôpital Saint-Joseph, où nous avons pu avoir une chambre grâce au comte de Beaumont. Alors Satie s’est trouvé en présence de religieuses, religieuses un peu étonnées quand elles ont défait la valise, de voir qu’il n’y avait pas de savon. Parce que Satie se frottait la peau avec une pierre ponce. Ce qui faisait qu’il était d’une propreté incroyable et [avait] la peau d’une douceur inimaginable. (Saga 5)

Déni des théories collectives

Politiquement il se gardait bien de mettre aucune affirmation d’être NR [?Noyau révolutionnaire]. On a dit qu’il était socialiste, mais quel sens donner à ce mot qui depuis la belle mort du communisme constructif couvre des doctrines sociales si diverses. En tous cas, personne ne pouvait imaginer Satie à adapter aucune théorie collective quand on pense à un ordre final. Peut-être y avait-il en lui à l’abri des regards, cette part sentimentale qui aurait désiré la justice et le bonheur collectives des hommes, mais sachant que l’éternelle barrière est dressée par la nature même de l’homme. N’était-il pas naturel qu’il masqua ses sentiments derrière des apparences d’ironie totale? L’anarchisme intellectuel lui était familier, ne pendre [?] à aucune des institutions de la société. Ainsi le maître d’Arcueil pourrait-il être taxé d’anarchisme mondain, vale malveillant? On aurait tort de s’entretenir un jugement si étroit, car, encore une fois, Satie prenait une attitude de brillant humour parfois bonasse et même quelque peu bénisseur narquois pour accepter sa modeste vie, inconnue des autres. Peut-être aussi y avait-il chez lui une singulière descendance de Jarry. Pour pousser l’analyse plus loin on pourrait se demander, s’il n’avait pas lui-même pensé à se faire passer pour une créature de Jarry. En tout, c’est l’homme des transpositions insolites. Il s’est chargé de dissoudre l’univers dans l’humour, mais en même temps dans la poésie de l’insolite où les contraires se touchent en faisant jaillir de la lumière. (L’inconnu 1h 11' 51")

Conversion

...anticlérical, Satie l’était au fond. Il détestait les curés, il en a peut-être un peu bouffé même, et, mon Dieu, et ce n’est que vers la fin de sa vie qu’il a fait une sorte de pacte, de pacte de paix avec eux, quand il est allé mourir dans l’hôpital Saint-Joseph où, vous savez, qu’on a obtenu pour lui un lit où il était soigné par les bonnes religieuses, qui d’ailleurs, avec beaucoup de tact, n’avaient jamais cherché à l’amener ni de près ni de loin dans les chemins de la foi. Il a été ramené par des amis qui ont à ce moment-là eu le désir de le rapprocher de Dieu. Il l’a fait avec bonté, gentillesse, tout en gardant un œil malicieux qui prouvait bien qu’il n’était pas tout à fait dupe. Mais en tout cas, je suis certain, qu’il était beaucoup plus près qu’on ne pense de l’état de... ce n’est pas de foi, que je pourrais dire, mais il appartenait tout entier à la création, parce qu’il était créateur, je vous le dis, mais aussi parce qu’il participait à ce phénomène de création par tout son goût de la vie, tout son goût de l’être humain, qu’il a toujours conservé en lui, par sa compassion des humbles, qu’il y avait très grande en lui. Et c’est cette sorte de véritable communion avec la vie qui a fait que au fond il n’a pas eu de mal à rentrer dans le Seigneur au moment de mourir. Et les prêtres ont peut-être prononcé autour de lui les paroles sacramentelles qui sont une sorte de passeport très bien reçu par la société civilisée, mais en dehors de tout cela il était déjà et depuis toujours touché par la grâce, parce qu’il appartenait à ces très rares êtres qui – avec ou sans foi – sont tout entiers dévoués à l’au-delà et à ce que nous relie avec la création passée, future et présente. (Charbonnier 1h 22' 15")

Origine des Satie

La famille était honfleuraise depuis très longtemps. L’arrière-grand-père était un marin, était un ancien capitaine de vaisseau. Il avait ramené des trophées, une haine des Anglais, qu’il avait sans doute laissée à ses enfants. Son fils, Jules Satie, courtier maritime, était un personnage très digne à Honfleur. Il était un monsieur décoré, il était capitaine des pompiers, c’était un notable, très intransigeant, comme tous les Satie. Et il s’était marié à une Alsacienne, et avait eu trois enfants, deux garçons et une fille. La fille, on n’en sait pas grand-chose. Alfred et Adrien étaient les deux fils, Alfred, c’était le garçon sérieux et Adrien, c’était le garçon pas sérieux du tout. L’un poursuivait ses études à Lisieux, il y eut comme condisciple Albert Sorel. L’autre eut des études beaucoup plus douteuses, il se faisait remarquer par ses excentricités; je crois que son neveu tenait beaucoup plus de lui. On l’appelait Sea-Bird. Et à l’occasion d’un voyage – à un certain moment la famille Satie voyageait beaucoup: des voyages en Angleterre, des voyages en Norvège, – il avait laissé des souvenirs assez curieux. Plus tard, alors que son père avait acheté une charge maritime aux deux garçons, Sea-Bird continuait à marquer une existence de fantaisiste, et je crois que son neveu aimait beaucoup plus sa compagnie que celle de son père, qui était, lui, un monsieur très grave. Je ne parle pas de sa pauvre mère, qui semble avoir eu une vie très émouvante. On voit cette jeune Anglaise arriver dans cette famille probablement un peu cruelle, comme l’était d’ailleurs Satie lui-même. Et, si, il faudra voir cette photographie, pour la voir mourir lentement phtisique à vingt-six ans. Ça c’est assez pénible. Sea-Bird continuait ses fantaisies, on raconte, qu’il avait un bateau, dans lequel il s’installait, il ne quittait jamais le port. (L’Inconnu 14'7")

Chez la Princesse de Polignac

Un jour, la princesse de Polignac a fait une grande soirée en son honneur. Et alors, il y avait vraiment là, enfin, tout ce qu’on peut imaginer de célébrités. Toute la Rothschilderie et toute la Polignacquerie. Et puis les artistes, Stravinsky, Picasso, Nijinsky, Madame Chanel, tous les peintres, tous les écrivains, Claudel, Gide. Et puis, on avait mis le dîner à 8h30, et puis à 8h30 il n’y avait pas de Satie, à 9h, pas de Satie. Et de temps en temps, le majordome, avec sa chaîne en argent, entrait discrètement et disait à la princesse, «Princesse, c’est ce qu’on ne peut pas dîner.» Et elle disait toujours avec son accent anglais, «Foutez-moi la paix.» Alors il s’en allait, alors on parlait, les gens se mettaient les doigts dans le nez, se racontaient des petites histoires. Et à 10h10, on a ouvert les portes tout grands, et, au garde-à-vous, le majordome a dit «le maître Satie». Et alors on a vu entrer ce petit barbu avec des lunettes en fer, avec son complet gris, enfin qui était noir probablement, mais qui était gris de poussière, avec les bas de pantalons relevés 2-3 fois, de sorte qu’au-dessus de la bottine à boutons, on voyait des poils. Et alors, il entre, comme ça, il va droit à la princesse. Et il lui a dit: «Mais voyons, tous ce beau monde, mais je ne savais pas. Excusez-moi, j’étais...» – en tripotant son vieux veston – «Excusez-moi, mais, vous savez, j’étais venu en voisin». Et tout le monde savait qu’il venait tous les jours à pied d’Arcueil. Il avait les chaussures blanches de poussière. Et cet homme qui arrivait au milieu de tout ça cachait cette espèce de misère qu’il ne voulait que personne ne voie, en somme. (Saga 4)

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